Tunisie : Pétition : Lettre ouverte au conseil supérieur de la magistrature et a tous les magistrats / رسالة مفتوحة الى المجلس الأعلى للقضاء والى كافٌة القضاة
Tunis 05 Novembre 2017
LETTRE OUVERTE AU CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE ET A TOUS LES MAGISTRATS
Mesdames et Messieurs les juges
Dans la bataille pour la nouvelle Constitution, nous étions nombreux à nous mobiliser, à l’intérieur de l’Assemblée comme à l’extérieur, pour que vous bénéficiez de votre indépendance dans l’exercice de votre mission et pour mette fin à l’instrumentalisation de la justice et sa mise sous tutelle par l’exécutif. Le bras de fer a duré plusieurs mois et, ensemble, nous avons fini par «imposer » à la majorité de l’époque qui vous refusait cette qualité, une Constitution qui garantit votre indépendance et permet l’édification d’un État de droit dont vous devez être les garants.
Depuis, et bien que la nouvelle Constitution vous donne les moyens de cette indépendance, l’évolution des choses a été pour le moins inquiétante, et le Tunisien se pose de plus en plus de questions à propos de l’indépendance de la Justice. Les dysfonctionnements et les dérives sont devenus nombreux et de plus en plus dénoncés par les médias et sur les réseaux sociaux.
Quand des crimes politiques sont commis, il n’est pas acceptable que 56 mois après, les coupables n’aient pas été sanctionnés. Quand les atteintes aux droits de la défense se multiplient d’une manière aussi criante comme dans certaines affaires récentes, quand les citoyens expriment désormais des craintes de passer devant un tribunal de peur d’être victimes de ces dysfonctionnements et de ces dérives, il n’est pas étonnant que le citoyen tunisien n’ait plus confiance en la justice et se sente abandonné par les juges.
Vous qui êtes les garants des libertés individuelles et de l’égalité devant l’application de la loi, êtes, pour une bonne partie du corps de la magistrature est, désormais, accusée de prendre des libertés avec l’application des lois, de faire preuve de corporatisme, d’instrumentalisation de l’institution et d’être de collusion avec certains intérêts politiques et partisans.
S’il est certain que votre rôle est irremplaçable dans la défense des droits et libertés individuelles et dans la protection des citoyens contre toute atteinte aux libertés, agressions ou manipulations, y compris celles émanant des autorités, notamment policières, nous estimons que vous devez éviter d’apparaître comme vous n’avez en aucun cas à être le bras judiciaire de la police, vous devez être, pour tout citoyen, le bras du droit et des libertés des citoyens que la Constitution de 2014 a consacrés et renforcés.
En vous interpelant aujourd’hui, nous voulons vous rappeler que la Constitution du 26 janvier 2014 consacre dans son article 108 le droit à un procès équitable en disposant : « Toute personne a droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. Les justiciables sont égaux devant la justice… ». Consacrer ce droit dans votre pratique quotidienne est de votre responsabilité et de votre devoir.
Nous voulons aussi vous rappeler que le rôle des magistrats est de sanctionner au nom de la loi toute violation des libertés et des droits, quel que soit l’auteur de cette violation et que le pouvoir d’appréciation dont vous disposez ne peut être au dessus des lois et de la Constitution. Nous ne voulons, en effet, ni de « gouvernement des juges », ni, – encore moins- de « gouvernement de policiers ». C’est en toute indépendance que vous devez juger, dans la sérénité et loin de tout calcul corporatiste, de tout enjeu politique ou partisan car, dans un état de droit, la justice est indépendante ou elle n’est pas. Dans la République civile et démocratique que nous voulons bâtir, il n’y a pas place pour une Justice partisane. Par-delà la «pénurie persistante des moyens matériels et humains» souvent évoquée, permettez-nous de vous dire que l’indépendance et l’impartialité ne dépendent pas des moyens matériels de la justice. C’est une question de volonté, de courage et de responsabilité.
Nous voulons enfin vous dire, Mesdames et Messieurs les magistrats, que, pour rendre la justice « au nom du peuple tunisien », il faut avoir sa confiance, que cette confiance est sérieusement entamée aujourd’hui et qu’il ne tient qu’à vous de gagner cette confiance. Il y va de l’intérêt suprême du pays et de l’Etat de droit.