Nabiha Ben Miled (1919-2009) : une pionnière du féminisme tunisien
Nabiha Ben Miled vient de nous quitter. Le mouvement féministe tout entier est endeuillé, car il vient de perdre une de ses figures de proue, une de ses pionnières , qui a tant donné à la cause des femmes- mais pas seulement- dans la simplicité, la discrétion et l’abnégation.
Tôt lancée dans l’action sociale , au moment où la majorité des femmes étaient engoncées sous les voiles et cloîtrées dans les maisons, Nabiha Ben Miled eut une trajectoire atypique de femme émancipée, soutenue par un époux médecin- lui-même militant progressiste et ardent patriote- qui l’a aidée à se libérer du voile , de la vie domestique , de la claustration.
Une trajectoire de vie atypique
Née le 4 mars 1919 à Tunis, dans un milieu de la bourgeoisie citadine, Nabiha Ben Miled fut scolarisée à l’école des sœurs de Saint Joseph et poursuivit ses études jusqu’au Brevet élémentaire. Son rêve de poursuivre un autre cycle scolaire fut contrarié par les réticences paternelles. Mariée très jeune au Docteur Ahmad Ben Miled, diplômé de l’Université française et franchement moderniste, elle ne fut nullement soumise aux contraintes conventionnelles et sortait sans voile, au grand désespoir de sa propre mère ! Forte de cette liberté, elle adhéra, en 1936, à L’Union Musulmane des Femmes de Tunisie, fondée par une autre pionnière du féminisme en Tunisie, Bchira Ben Mrad. Les revendications présentées par cette organisation touchaient essentiellement à la scolarisation des jeunes filles mais, dans la conjoncture du Protectorat, elles débordaient de ce cadre pour devenir revendications politiques et soutien aux prisonniers victimes de la répression coloniale. Lors des événements du 9 avril 1938, quand la police française tira contre des manifestants, faisant plusieurs morts et des centaines de blessés, Nabiha Ben Miled fut confrontée pour la première fois à la violence de la répression. Comme elle habitait le quartier populaire d’al Halfaouine, proche du lieu où se déroulait la manifestation, le patio de sa maison fut transformé par son époux, médecin et militant anticolonialiste, en hôpital de fortune, et Nabiha se transforma en une infirmière apportant ses soins aux blessés qui affluaient. Pour elle, ces événements furent révélateurs de la férocité du système colonial : son engagement dans la vie politique en fut plus renforcé.
Elle eut l’occasion, avec son époux, de rencontrer de grandes personnalités du monde diplomatique et politique, telles que Abdelaziz Thalbi, fondateur du Destour et ami personnel du docteur Ben Milad, H. Doolittle, consul des Etats-Unis à Tunis. Pendant la deuxième guerre mondiale, elle hébergea durant deux ans une réfugiée politique française, Adrienne Montégudé, communiste de la première heure recherchée par la Gestapo, qui va beaucoup contribuer à sa formation politique. Pendant ces années difficiles, où la famine sévissait, le quartier d’al Halfaouine fut investi par des mendiants en haillons venus de toutes les régions. Elle organisa, à l’initiative de son époux, une soupe populaire, en faisant appel à la générosité de plusieurs commerçants qui répondirent à l’appel, en fournissant les produits nécessaires à la confection de deux cents repas par jour. Les femmes du quartier firent le reste, dans un élan de solidarité qui devait se poursuivre durant neuf mois.
En 1944 fut créée l’Union des Femmes de Tunisie, organisation liée au Parti communiste tunisien. Nabiha décida d’y adhérer, car elle commençait à être déçue par l’Union musulmane des femmes de Tunisie et son inféodation au Néo- Destour. Elle milite au sein de l’UFT, en intègre le Bureau Directeur et en devient Présidente en 1952. Cette association, qui a beaucoup œuvré pour l’émancipation de la femme et la scolarisation des enfants des quartiers défavorisés, sera contrainte à ralentir ses activités après l’indépendance, jusqu’à sa dissolution, en 1963. Invitée à militer dans la nouvelle organisation féminine proche du parti destourien, l’Union Nationale des Femmes de Tunisie, Nabiha ne supporte ni les méthodes bureaucratiques ni la langue de bois de ses membres. Elle quitte sans regret l’UNFT.
Elle exercera pendant quelque temps la fonction d’assistante sociale à l’hôpital Charles Nicolle, où elle côtoie, notamment, le célèbre médecin anticolonialiste, Frantz Fanon.
Nabiha Ben Miled fut une femme libre, engagée dans les combats humanitaires et sociaux.
Jusque dans les années quatre vingt-dix, elle est de toutes les manifestations, répondant aux appels du mouvement féministe et démocratique tunisien, avec son visage jovial et son sourire si franc. Ces dix dernières années, la maladie l’a éloignée de la scène publique : elle nous a manqué. Elle nous manque aujourd’hui. Et elle nous manquera certainement plus encore demain.